La peinture de Eugeniusz (Eugène) GENO MALKOWSKI n’est guère facile à saisir. La raison en est que son talent est multiple. Nous pouvons avancer qu’il y a trois peintres différents en lui. Trois tendances qui comportent trois périodes. Pour simplifier, d’une part, la période des bulles, de loin la plus longue, d’autre part, la deuxième : celle du spontanéisme et enfin, la troisième : celle du matiérisme.
Pour ce qui concerne la première période dite des «bulles», son prisme pictural est celui d’un peintre coloriste. Il s’inscrit dans une peinture d’élévation par laquelle, sa matière invite à la réflexion, une réelle invitation au voyage ou je ne sais quel espace intersidéral. Un voyage pour l’esprit, tant par le calme qui s’en dégage que par la sérénité qu’elle ne manque pas de propager. Cette sérénité, Geno l’a acquise, de haute lutte, en Pologne, en peignant, à ses débuts des paysages. Fidèle en cela à ses premiers maîtres, des coloristes hors-pairs, dont le savoir de l’un d’entre eux, du groupe des Nabis, guide ses premiers pas. Il s’agit de Bonnard, étranger à toute préoccupation littéraire, excepté l’illustration des livres comme «Parallèlement de Verlaine », avant de s’éloigner des Nabis pour développer ses qualités expressives de la couleur.
Les premières copies de l’œuvre de Bonnard ne pouvaient pas ne pas l’influencer. Ce travail de copiste, indispensable pour qui veut progresser, lui permet de saisir les éléments essentiels d’un paysage, de le situer dans une mise en toile et d’en brosser énergiquement les différentes tonalités jusqu’à l’effet désiré. Dans la foulée, il apprend que tout dans la nature n’est pas neutre. Les éléments qui la composent ne sont pas fruit du hasard. Mais que leurs différentes situations, à leur place respective, sont la résultante d’un combat pour leur survie. Cette approche de la nature est nécessaire à son apprentissage. Convaincu que chacun d’entre eux occupe une place qui est la leur, dans leur propre enveloppe, Geno éprouve le besoin de pousser plus loin ses investigations sur les motivations des choses. Ce besoin de retourner à la matrice de la vie, le hante. Ce retour à la nature l’habite. Et il ne peut l’exprimer que symboliquement sous forme d’enveloppe en tant qu’émonctoire d’une partie vivante de l’homme : sa peau considérée comme une bulle, plus humaine, peut-être, que chimique. Cette peau constitue un enjeu particulier dans un jeu de sphères volantes, un essaim de bulles plurielles, à l’enveloppe translucide, partie prenante d’une escouade de petites montgolfières, chauffées à blanc. Une escouade qui va là où le vent la porte.
Ici, l’imaginaire du peintre, s’enveloppe. Il détone, sort du ton une multitude d’objets multicolores sur lesquels, il éclate de fulminantes couleurs. L’observation de ceux-ci saisit son esprit. Il en résulte une invitation à la vie. Cette invite plonge le spectateur dans l’allégresse, dès lors qu’il entre de plain-pied dans l’habitacle transparent d’un aéronef aux suspensions les plus inutiles. La raison en est que l’enveloppe de l’aéronef est l’extension de son propre corps de chair et d’os – qui n’ont d’os que le nom et l’apparence.
Leur matière, un peu floue et relâchée, plus ductile que contenue, caracole dans les airs. Elle se déplace avec la grâce d’une méduse extra-terrestre, plus rythmée que propulsée, plus lymphatique que nerveuse, et à peine plus caoutchouteuse que passablement minérale dans sa texture. L’ensemble confère à la bulle, une souplesse d’une chatte en maraude. Chacune de ces bulles, enseigne à Geno d’embrasser la vie, sans laisser pour autant la bride à son imagination. Ces sphères, picturalement soignées, sont délicatement enserrées dans l’enveloppe épidermique de ses sens. Eveillé comme dans un conte des mille et un espaces indifférenciés, Geno possède, comme n’importe quel autre humain, autant de cellules dans son propre corps qu’il y a d’étoiles dans une galaxie se déplaçant en un essaim de bulles. Son principal instrument de bord pour se diriger vers son «ailleurs», est d’ordre télépathique.
Sorti de sa nuit fœtale, son magma de cellules a jailli, en une lumière boréale. Elle a imprégné son inconscient et Geno s’en souvient au plus profond de lui-même.
Le tout ne brillait-il pas en lumineuses entrailles qu’il convient de pouvoir restituer dans ce tableau, à géométrie variable ?
Un tableau que nulle présence humanoïde ne vient interpeller pour lui demander des explications du type «Pourquoi suis-je né ?», « Où vais-je ?». Le tout scintille, comme il se doit, en gouttes reconnues d’élixir, des gouttes féeriques d’une hallucination intensément vécue. Une hallucination d’énergies multiples, exsudée d’un mouvement continuel, vous pénètre par tous les pores de la peau. Cette énergie, de partout, devenue captive, irradie tout en vous. À votre insu, elle contribue fortement à élever votre esprit promeneur, à l’instar de celui de Geno, guetteur d’absolu.
Un peintre à trois têtes, vous dis-je ! D’où il émane une gaieté de polycéphale en vadrouille. À ce sujet, un esprit sceptique m’a demandé si Geno n’était pas le fruit d’une mystification pouvant faire l’objet d’une illustration pour un texte de nouvelles. Je tiens à le rassurer. Geno n’est pas un Jusep Torres Campalans sorti de l’imagination d’un Max Aub. Il n’a rien à voir, de près ou de loin, avec les réflexions ironiques de certaines critiques qui font dériver l’art pictural vers je ne sais quelle niaiserie. Qui se souvient de la monographie de ce peintre Catalan, présenté de la manière la plus docte, comme l’ami de Picasso et agrémentée, comme le veut le genre, d’une savante documentation : photo de l’artiste en compagnie des plus grands créateurs de son époque avec d’inénarrables extraits de critique noyés dans une copieuse reproduction de tableaux ? Voit-on la tête des experts – ou prétendus tels – ainsi snobés ?
Que le lecteur se rassure, Geno existe bien. Il n’est pas le fruit d’une imagination qui voudrait snober, une fois n’est pas coutume, les historiens qui alimentent les gazettes sur l’art contemporain !
La deuxième période intéresse la spontanéité de Geno. Une dynamique dans laquelle, tous les aspects picturaux du corps humain sont représentés, sans décor particulier, sans objets familiers. Ses figurines font des pieds et des mains pour être reconnues. De cette période de grande fébrilité, il est à la peinture ce que l’écrivain est à l’écriture automatique. Sa création est prolixe (60 tableaux à l’heure). Elle obéit aux mécanismes de son inconscient et passe essentiellement par ce stade.
Pour l’anniversaire des vingt ans de combustibles de l’ E.D.F. à Paris, j’ai assisté à l’exécution d’une peinture devant plusieurs centaines de spectateurs. Geno s’est acquitté de son contrat en moins de trois minutes. (Le tableau, mis à la tombola représentait un homme et une femme « électrifiés »). Cette représentation évoquait, non sans nostalgie, “La fée électricité” de Raoul Dufy commandée, en son temps, par l’E.D.F. pour le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Cette manifestation était le pendant à de précédentes, collectives celles-ci, du programme du Centre Georges Pompidou en août 1993 et de la Défense en juillet 1994, assurées par Geno.
Avec une capacité de création qui crève la toile, l’œuvre picturale de Geno est liée à tous ces visages agglomérés les uns dans les autres. Dans celle-ci se profilent, des gros, des petits, des joufflus, des émincés, des tire-bouchonnés, des poussifs sans bulle de chewing-gum sur le nez, des sans pif. Le tout avec la joie de vivre, des gueules de chien ou de pignoufs, des têtes de colporteur à qui les fermiers demandaient, autrefois, les allumettes ou le briquet qu’ils portaient sur eux avant d’aller se coucher sur la paille des étables. Avec de vénérables têtes de futurs héritiers, ils faisaient savoir alentour, qu’ils attendaient toujours un héritage. Ainsi se croyaient-ils obligés de l’annoncer pour pouvoir abriter leur misère. L’héritage attendu finissait toujours par arriver. Mais c’était celui de la mort.
Chaque visage dans la peinture de Geno est, en fait, la parcelle d’un ensemble, une pièce rapportée dans le tout, traité sur le thème de la parcellisation. Elle se figure par cent petits formats carrés de cinquante centimètres sur cinquante, soit dix carrés en hauteur sur dix en longueur. La lecture de cet ensemble s’effectue dans une grande circularité. Elle se fait dans sa division même. Une autre figure, de même type, confondra volontiers ses visages respectifs en un même fond pictural parfois mouvant, de manière à ce que les têtes s’imbriquent les unes dans les autres. Le but de l’opération est de confondre chacune de leurs expressions, de les synthétiser en une seule et unique image pour que l’œil puisse en capter, au premier abord, les multiples expressions de leur finesse. Ces caractéristiques sont parfois des devinettes. Pareilles à celles qui se laissent saisir dans l’album à colorier des enfants. Elles sont, pour le moins, bienvenues dans un monde fortement matérialisé qui dépense, en pure perte, plus d’argent pour ses prisons que pour ses universités devenues le commerce généralisé d’une connaissance livresque. Elles sont un apport essentiel à la formation de l’esprit déjà ouvert. Et elles constituent une indispensable transition aux esprits qui ne sont plus au rendez-vous, par la lecture de beaux livres par le canal duquel, s’effectuait l’apprentissage de l’esthétisme. En ce siècle utilitaire où la visualisation d’oeuvres les plus créatives est de plus en plus inaccessibles aux petites gens, la peinture d’un Geno qui n’est pas ghettorisée dans des galeries où personnes ne passent, agit en bouffée d’oxygène . Elle est un clin d’oeil au désenchantement de la lourdeur économique ambiante sur fond de pollution pour cause de rentabilité.
Quand la peinture est bonne, elle ne se contente pas de traverser l’histoire des hommes, de faire fi au Tout-État drapé dans les plis empesés de son vêtement social qui écrase, de tout son poids d’impôts, toute initiative individuelle. L’heure n’est pas à l’encouragement au travail créatif, mais au boursicotage et à la rente. En cette basse époque où les démocraties attirent les démagogues de tout poil, la création picturale d’un Geno nous invite à dépasser les obstacles dressés par l’égoïsme contempteur de toute création.
Quant à la troisième période, rapidement qualifiée de «matiérisme», c’est plutôt une tendance. Et, pour reprendre ce concept de «matiérisme» cher au critique d’art Français Gaëtan Picon pour définir l’art d’un Jean Dubuffet ou d’un Tony Fritz-Vilars, Geno n’a pas, sur ce point, mon adhésion entière. Une peinture ne saurait se juger sur la prétendue qualité d’une matière, fut-elle des plus prolixes !
Pour développer un art, quel qu’il soit, ne faut-il pas restreindre son espace de vie plutôt que d’en être esclave, l’approfondir plutôt que de se laisser envahir par la décrépitude des origines de la peinture, la superficialité des efforts envers les choses de la vie, en se gardant de toute admiration absolue pour telle ou telle école de l’esthétisme ?
L’avenir des potentialités créatives du peintre n’est certainement pas dans ce cheminement. Il l’est plutôt dans la quête continuelle d’une expression à développer. Sans pour autant tomber dans la quête du Graal et à l’exception de ce pis-aller qu’est finalement la tendance maniériste, il n’en reste pas moins que ces deux premières périodes procèdent au fondement même de l’œuvre de Geno, peintre polycéphale.
Et si ces deux mêmes périodes ne s’enrichissent pas, l’une l’autre, des complexités contenues dans chacune, elles peuvent au moins se confondre, au vue de leur évocation succincte et pour les besoins de la cause, en une seule et même période.
Toutefois, s’il y a lieu de n’en retenir qu’une seule, ce sera celle des bulles semées de sagesse devant les transformations rapides de la vie avec laquelle, les générations suivantes seront, un jour, contraintes de s’embarquer pour fuir une planète devenue inhabitable.
Claude Ozanne